Le jour est éternel, et la pensée est fixe.
Depuis mille ans déjà je chante mon chagrin,
Depuis mille ans déjà, prisonnier du Styx,
Le mal qui me tourmente a des froideurs d’airain.
Du côté le plus clair, la vie balaie vers moi,
Comme le mer libère aussi ses coquillages,
Des flots d’humains pleurant ce soleil qui se noie,
Sans savoir où l’emmène un aussi beau voyage.
Sur l’autre rive, ornée de brouillards immortels,
La mort me vole, hélas, les passants de la nuit,
Et je sais que chaque être, aux yeux gorgés de sel,
Part, pour ne plus revoir la clarté qui l’ennuie.
Je guide l’amoureux du calme et de la paix
Au pays silencieux de la divine table,
Où l’homme sans douleur et sans mal se repaît ;
Je passe de la lueur à l’ombre insoutenable.
Mais déchirée, toujours! comme une pauvre terre
Que la pierre sillonne en plis droits et profonds,
Mon âme se débat et se mêle à l’enfer ;
Mon inutile esprit, près de moi se morfond.
J’erre ainsi, comme un dieu plein de mélancolie,
Dans un monde éclairé d’implacables nuances,
Oh ! Quand pourrai-je enfin m’enivrer à la lie,
Quitter ce long sommeil, replonger dans l’enfance ?
Oui, là, je partirai, je laisserai ma barque !
J’aimerai tout. La vie me tend d’immenses bras !
Qu’importe l’horizon, le ciel, la mer, les parques ?
L’aube présage bien la splendeur qui naîtra.
Abandonner la peine, exister, et aimer !
Ainsi qu’un jeune oiseau, frais descendu de l’arbre,
Je m’élance dans mon délire désarmé :
Tout s’embellit, tout brille et luit, rien n’est de marbre !
Hélas, je ne puis pas me comporter en traître,
Et tout lâcher pour fuir un azur moins affreux ;
Pluton, le délaissé, mon regrettable maître,
M’a fait obéissant quand il m’a su peureux.
Il n’y a plus de soleil, il n’y a plus rien de beau.
Le jour se mêle au deuil des nuits sans plus finir.
L’aube ne peut m’aider à creuser mon tombeau ?
Et je ne peux partir, et je ne peux mourir.
Tant pis, s’il faut rester, affronter l’esclavage.
Je n’aurai jamais dû boire cette ambroisie…
Aucun homme ne peut se plaire dans l’orage :
J’y vis, et de mon mal nul ne me dessaisit.
Ami ! Tu me verras traverser tristement
Ces eaux qui sans cesse ont bercé ton existence ;
Oublie ce que tu sais, mes antiques serments,
Je ne veux plus rêver de vaines renaissances.
Ami, je ne serai jamais le vrai passeur !
Je ne me croirai plus porté par quatre vents !
Et puisque j’attendrai d’interminables heures,
Tout ce qu’on dira mort pour moi sera vivant.