L’empereur s’ennuyait aux spectacles du cirque : depuis une heure quelques gladiateurs, quelques animaux ; avec cela, se satisfaire ? Et pourtant sa loge était la mieux placée, et pourtant il décidait de tout.
Ce n’était pas de ce genre de combat qu’il fallait. Il lui manquait des océans, des montagnes à gravir, de vraies batailles, des incendies ! Plus de mort ! Plus de vie pour la mort ! Plus de vie !
« A quand les invasions des peuples barbares ? – se demandait-il – à quand la fin de Rome ? O Germains, approchez, détruisez ces murs, violez nos filles, pillez nos trésors ! »
Puis il rasseyait sa pensée : « César a conquis la mer, Hannibal a gravi les Alpes, Néron a brûlé la ville ; et moi, comment m’amuserai-je ? Comment résisterai-je ?
« Pffh… Et que me font ces distractions ! A bas les distractions. Les femmes, les hommes, même dans le carnage, ils restent des corps, des objets géométriques ;
« Quand bien même un seul corps est plus drôle que les autres, je l’aime, je le désire, et c’en est fini de moi. Mais je le possède à peine que déjà je renais dans mon ennui.
« Le pire, c’est que je suis libre ! C’est que je n’ai ni dieux, ni maîtres. Je suis à moi-même mon démon. Pourquoi parler de ‘démon’ ? – je voulais dire : ‘connaissance’.
« Je pourrai déchaîner la plus grande armée de la terre ; comme une guerre civile, je pourrais, obliger l’amour aussi bien que la haine dans l’empire, mais je ne le ferai pas.
« J’aurais bien aimé vivre (ne cherchons pas plus loin). Car évidemment je suis ruiné, faible, solitaire. J’ai tout perdu, et pourtant jamais je ne fus si riche, fort, et admiré.
« Je hais mon prochain comme moi-même. J’ai mis mon amour à mort… Et toi, foule de ce cirque, jamais tu ne sauras le spectacle qui t’attend. Voici enfin ton désir comblé : entrer dans le spectacle ! »
Dans ce monde il avait en effet aperçu le général Vilaba. Il lui fit rapidement le détail de la situation. Vilaba faillit perdre ses yeux. Mais l’empereur restait impassible.
« Jamais je ne le ferai ! – cria le général – Regardez comme ils s’amusent… Soit… Pensez… à votre postérité, que laisserez-vous de notre temps, désirez-vous abandonner une pareille image ? »
Mais notre ami savait bien que c’est le temps qui lui avait laissé une si triste image, et que le temps encore ne méritait pas sa postérité. Inconnu ! Quel plaisir !
On ne lui résistait pas plus qu’il ne résistait à l’ennui. Dès que l’on donna des ordres, que l’on réveilla l’Etat, sortirent de toutes les casernes les catapultes.
La foule se groupait dans les rues, et s’interrogeait sur ce nouveau spectacle. On installa les machines de guerre autour du cirque, chacune visant un pilier.
Le peuple comprit ce qui allait se passer, et curieux, s’étagea sur les bâtiments des environs. Car le Colisée allait bien s’écrouler, et Rome et le monde avec !
L’empereur pour la première fois leva la main. Tous les projectiles partirent d’un coup. Le temps du trajet, un grand murmure s’imposa. Puis le cirque reçut son premier coup d’étau.
Les spectateurs sursautèrent, mais ne s’étonnèrent point : des éléphants combattaient, et rien ou presque n’aurait pu écarter l’attention du public. L’empereur eut un remord.
« Tant de monde, tant de morts, pour moi seul ? A quoi bon ! Là où le ciel brille,… que voulais-je dire ? Le ciel ne brille jamais pour moi. Et maintenant…
« Je me suis trompé ! Je n’aurais pas dû ! J’aime le peuple de Rome retenant son souffle un instant, et le libérant comme des coups de bélier ! J’aime leur vie.
« Mais depuis tant d’années je la vois, cette ‘vie’. Elle n’est pas à la taille de l’homme ; en un jour, en une saison peut-être saurait-il vivre. Ici, tant d’entractes ! »
Au deuxième coups le public se regarda stupéfait. Il n’y eut aucun mouvement de panique. Mais au dehors on excitait les soldats, on les encourageait.
Les pierres basses se décalaient. La façade perdait doucement son harmonie. Mais l’empereur jouissait du silence, jouissait de sa ruine. Il ne rêvait plus son pouvoir !
La colonnade du haut s’écroula au troisième coup. Les cris s’allumèrent dans tout le cirque ; mais déjà, glissant sur les corps, les plus lourds blocs roulaient.
Tout le monde fut enfin changé en un corps vivant : les mouvements des fuyards, leur peur, formaient une mer, tempestueuse et maternelle, mère de pierre !
Les marbres écrasaient, dévalant les marches. Tout devint plus rouge, plus humide, qu’en une naumachie. Des toits de la ville on entendait ce tumulte, et on imaginait.
Une statue pourtant, plus haute que les autres, courait parmi le sacrifice, s’approchant de la loge impériale. Elle s’abattit sur le monarque, et continua son chemin.
Quelle fête ! Quelle cruelle somptuosité ! L’empereur avant de mourir ne regarda pas son âme qui partait, mais, fixant le sable, il contemplait son travail.
Ailleurs ! Ailleurs ! En férocité il avait battu la vie ! Un peuple s’avance pour son triomphe. Un peuple exalte son bonheur ! Victoire de l’homme… Mais le cirque était désert, et l’empereur immortel.