Chacun s’animait pour la fin du carnaval. Dans un palais, un vieillard hélait ses serviteurs, et les renvoyait ensuite. Il portait le masque le plus exceptionnel : un masque d’ombre.
Ce dernier n’avait en apparence rien de particulier : sur le visage s’étageaient les zones sombres et claires, dessinant les limites des yeux, les longs traits de la perruque.
Son costume n’était pas celui d’un domino, mais, habillé sans aucune recherche, normalement par rapport à d’habitude, le vieillard, sûr de son effet, se regarda avec jouissance dans le miroir.
Sa lèvre était peinte en rouge, ses joues grimées de rose, vivantes. Il avait aussi ajouté des cheveux comme des mauvaises herbes, si bien que l’on aurait pu les croire indésirables.
Il ajustait on ne sait quoi sur sa peau, et soudain les rides disparaissaient dans l’ombre.
Il le restait plus que la bouche, les joues, les cheveux, ardents.
C’était un jeune homme de l’ombre qui se levait, habillé comme un page ou comme un fils de boutiquier, et qui sortait avec empressement de chez le célèbre juge Siafco, maître de Venise.
Le carnaval achevait se décadence. On trouvait dans les rues, ou flottant sur les canaux, des monceaux de vêtements déchirés, de la nourriture en trop-plein, pourrissant parmi les pavés.
Le juge, ignorant ces spectacles, s’avançait vers le salon de la courtisane Œil-de-Soleil, et s’imaginait le délire d’or, de mets fins, de voluptés que son or allait faire naître.
Nombreux furent ceux qui se retournèrent à son passage. « Un jeune homme habillé normalement ! Quel bon goût ! » – s’exclamaient ceux qui le voyaient de derrière.
Les autres masques se lamentaient : « Il porte l’ombre sur son visage ! Maudit ! » Ils essayaient alors de l’éviter, en coupant par un passage, en traversant un canal.
Bien que tout le monde fût déguisé, lui seul paraissait réel. Personne n’aurait pensé tant d’audace ; on inventait son stratagème, on dessinait son masque sur le vide.
Le juge enleva un instant son masque, puis le ravisa sans se faire connaître à l’entrée ; et pénétrant discrètement parmi les robes, les couleurs, il se disait :
« Spectacles inutiles ! Moi seul ai su dompter la lumière, la cajoler. A travers mon masque mon image est toute entière ombre de moi-même, néant caressable.
« Lorsque sous le plus épais fard mes rides se percevraient encore, ici, mon âme renaît comme mon visage meurt. J’étais mort toute mon enfance, j’entre dans la jeunesse, à moi la vie ! »
Il aborda Œil-de-Soleil, la limpide, la splendide qui, amusée par un si jeune homme, l’emporta dans une chambre voisine, où il s’apprêta à la satisfaire.
Il découvrait avec un plaisir nouveau ce corps connu ; sans se défaire de ses vêtements, il rit avec elle un instant, puis la laissa désappointée, furieuse, et retrouva la société.
Les invités, le voyant paraître de la maîtresse de maison, se retournaient discrètement ; des sifflements se firent entendre. Les femmes préparaient leurs attaques :
« Jeune homme, jamais je n’avais rien vu de si beau que toi. Tu contiens les ténèbres et le jour, tu les maîtrises comme le comédien sa voix. Tu n’es pas même le portrait de mon rêve, tu es mon rêve ! »
« Jeune homme, dès le premier regard tu m’as intriguée ; je voudrais me plonger en toi comme en un océan. Tu es la nuit qui tombe au fond des longues perspectives. Tu es le triste zénith ! »
« Jeune homme, ô souffrance ! Combien de fois mes yeux ont-ils vu croître l’automne, et souffler les vents étouffants sur la ville, avant de t’entrevoir comme aujourd’hui, libre, étrange, intense ! »
Le juge s’effaçait doucement, et reprenait galamment sa marche. Là, un groupe entier lui cédait la place ; là, on se poussait pour danser à ses côtés ; il était le cœur de la fête.
Il goûtait de chaque chose, il absorbait chaque larme de cette existence concentrée avec une avidité de mutin. Le masque d’ombre l’isolait de la sensation extérieure.
Mais Œil-de-Soleil avait préparé sa vengeance. Elle fit venir son peintre préféré, et lui commanda de repeindre ce masque, puisque la clarté seule n’y pouvait rien.
Le peintre entra dans la salle, et se posa légèrement devant le jeune homme. Il prit un gros pinceau ; il réalisa deux lignes jaunes qui passaient sur les yeux.
Le juge, aveuglé s’essuya, mais son geste fit partir le masque d’ombre. Les cris les plus comiques retentirent de part en part. On se raillait l’un l’autre de sa bêtise.
La courtisane, horrifiée par son erreur, se jeta aux pieds du vieillard. Un silence inaltérable s’installa. Les regards étaient figés sur cette piteuse scène. Le vieillard ouvrit la bouche :
« Amour, existence. Lors même que je vous perdais, je vous trouvai. Lors même que je vous trouvai, je vous perds. O traîtrise, traîtrise ! Juger à longueur de vie, et ne pas pouvoir se juger soi-même ! »
Il enleva doucement la peinture du masque, sans en rendre son premier aspect. Il sortit son poignard ottoman, couvert de précieuses pierreries, et l’enfonça dans son cœur. Puis il mit le masque.
Le vieillard s’appuya sur une table, chancelant. Et il se vit à la fin du carnaval ! Mais autour de lui volait dansait parmi la foule la croix jaune, aveuglante comme le soleil jamais vu – comme le monde réel !