Le soir tombait sur Paris quand le poète, revenu d’une marche à travers les avenues, ou sur les bords de la Seine, ouvrit la porte de son logis, et y entra feignant de ne pas le voir.
Il était temps d’éveiller les monstrueuses phrases, le cerveau trop carré, et de lui donner une allure gracieuse, ailée, sacrée. C’est ce qu’on lui avait demandé, et le poète n’avait pas d’autre choix.
Il ouvrit la fenêtre; l’air de la ville s’engouffra au fond de lui. Il ne savait pas comment rendre son parfum, son odeur de voix bouleversées, de cris.
Toujours pour trouver l’inspiration il portait ses regards au ciel : les nuages s’étageaient et le soleil reflété par les toits s’arrêtait sur chacun, les teignant d’une même teinte.
Alors il rechercha dans ses souvenirs quelque chose à évoquer, son enfance mille fois ratissée, et ses amours ! – ses amours trop parfaitement connues !
Il imagina un instant la description de ses rêves, leur rigoureuse peinture : ce serait « l’envie du désert », avec un peu plus de couleur locale ; mais il n’y parvint pas.
Car son rêve était plus fort que tout son art ; comme s’il ignorait que sa plume ne pesait guère dans la balance ! Fatigué de ce jugement trop prévisible, il resta fidèlement assis, à la fenêtre.
Tandis que la nuit approchait les bruits s’estompaient lentement – un cri partait ! C’était une chouette, un oiseau qui lui répondait de l’autre côté de l’avenue.
Encore un jour ! Rien ne s’était écoulé, deux trois visites, des poèmes informes en mémoire – et rien dans le cœur ! Avoir quelque chose à dire : c’était bien le rêve du poète !
Il abandonnait. Il se disait qu’il pourrait raconter n’importe quoi, pourvu que ce soit bien dit, que les mots forment une mélodie nouvelle, sans égale jusqu’ici, juste des mélodies.
On l’aurait alors célébré comme le « musicien-poète », celui qui a fait l’union ; et musique et poésie se seraient unies sous sa plume dans l’émerveillement des peuples.
Il aurait donné à ses phrases l’envol de l’opéra, la légèreté de la chanson, quand une voix siffle dans le matin poussiéreux, et que même la nature semble l’adopter.
Et ses larmes auraient le bruit de l’orgue au fond des cathédrales, ses désillusions un chant lumineux et sévère, dans les faisceaux du vitrail.
Quand un amour l’approchera, ce sera l’enthousiasme généralisé, la joie passera de cœur en cœur, et cet échange résonnera sur toute la terre.
Exalté par cette perspective, le poète sentit l’inspiration venir, il n’écouta que son cœur, plein de la certitude du succès, et voici la merveille qui devait le rendre immortel :
« Le jour couvert de rose, entouré de longs feux,
Volait en enflammant les derniers plis du soir ;
La lune se levait sur la terre des Dieux,
Pleurant ce qu’elle avait cru hier entrevoir. »
Le poète comprit vite que son malheur dépassait celui de la lune, sa désillusion la tombée du soir ; ce poème – non pas le fond de son cœur, juste un poème !
« J’ai perdu mon talent ! » – il se frappait le cœur, il se souvenait que depuis des jours il n’avait rien écrit de valable – et c’était quand, la dernière fois ?
Un texte l’avait enthousiasmé autrefois, un texte qu’il avait écrit ; et tout le reste lui semblait fade, misérable en regard ; mais ce trésor, il ne parvenait plus à s’en souvenir.
« C’était le poème de la joie pourtant : il célébrait l’amour sur la terre, l’émerveillement de la vie. Le cri de la naissance seul pouvait l’égaler. »
Tandis qu’il secouait désespérément sa mémoire, la nuit était tombée sur Paris, et l’obscurité noyait les formes ; une lumière brillait là-haut, solitaire.
Et quel passant aurait pu deviner qu’un homme rêvait d’enchanter les peuples, qu’il s’était imaginé célèbre par la musique et la poésie que lui dictait son cœur ?
Il abandonna sa mémoire, et reprit en main le vieux poème, pour l’améliorer, pour lui donner un quelconque intérêt – il se fit raccommodeur, couturier d’un haillon clair-obscur.
Le premier vers fut la pire des étapes. Les mots finirent par lui manquer, et son imagination serait sûrement morte de sécheresse, si le second vers n’était venu le rassurer, avec sa douceur.
« Volait, en enflammant les derniers plis du soir… » bien, c’était un peu pompeux, mais au moins il osait le dire sans que les mots ne se racornissent dans sa bouche, sans que cette dernière ne se rétracte à les dire.
La troisième ligne lui parut monstrueusement orgueilleuse, trop longue – « La lune se levait sur la terre des Dieux » . Il changea « se levait » en « s’éveillait », et passa au vers suivant.
Car il n’avait plus le courage de donner à ses mots le son de l’orgue, le sifflement de l’oiseau au milieu des champs, dans l’émerveillement du matin – la vie !
Le dernier vers le fit pleurer mais de désespoir. Il devina son rêve bien enterré, et voici ce qui parut deux jours plus tard, faisant la risée du rien-Paris :
« Le jour couvert de rose, entouré de longs feux,
Pleurait en enflammant les derniers plis du soir ;
La lune s’éveillait sur la terre des Dieux,
Volant ce qu’elle avait hier cru entrevoir. »