(1996-1999)

« Si tu m’aimes, je ne t’aime point.
Et si je t’aime, pauvre de moi ! »


Sherman

Donnerstag, 28. Januar 2010

Le vieux fou

Il pleuvait dans la sublime ville de Toulouse, quand le comte, revenu de croisade, fit son arrivée. Quelques passants s’arrêtaient, sans le reconnaître, puis reprenaient leurs routes.

A mi-chemin, sur une place humide, le chevalier vit un vieux fou, qu’il avait admiré dans sa jeunesse. Il le salua, mais l’autre ne le vit pas :

« Ami ! Te souviens-tu de moi ? Personne dans cette ville ne daigne m’adresser la parole, et je ne parle plus qu’à un fou… et je suis maître de cette ville ! »

Notre fou tourna très lentement la tête, comme une cathédrale qui s’effondre. Puis il pensa au temps passé, lorsqu’à la cour ses pitreries l’avaient distingué des autres.

Il était si incroyable : à des banquets parfois la salle entière, le palais même, semblait pris d’une intense secousse, puis retombait doucement.

D’autres fois, il recevait de chaque côté tant de pièces d’or, qu’il aurait pu se croire le plus riche artisan de la ville. Et il s’en allait avec ses colonnes de ducats, sûr de sa propre valeur.

Mais un jour le comte son maître était parti pour la croisade. Il l’avait laissé dans ce palais vide, sans joie, et le pauvre fou, dans l’oubli, abandonna cet univers.

La ville était morte depuis ce temps-là… En quelques époques, dans quelques auberges, il essayait ses tours, il ranimait son corps mais personne ne le remarquait.

Ses quelques pièces avaient disparu dès le début, et il ne lui restait, sur cette place, qu’à se souvenir du passé. Ainsi quand le comte arriva fit-il semblant de ne pas le voir.

Il avait connu les nombreux alchimistes de Toulouse. Caché dans les alcôves, il épiait leurs secrets, conservait leurs recettes ; il n’y eut pas plus savant que lui.

Le comte fatigué de ce silence commença à rire de lui. Il mimait la position du sourd, il s’amusait de plein cœur et sa petite escorte, quoique épuisée par le voyage, le suivait.

Le fou se mit à parler paisiblement : « Chien, hideux personnage, animal ! Qui te permet de rire dans ce monde ? Te crois-tu meilleur d’avoir délivré quelques pierres ?

« Mais, m’abandonnant sur cette terre déserte, ivre de tristesse parmi la joie, as-tu songé au jour dont tu volais le soleil ? As-tu songé aux mers dont tu supprimais tout vent ?

« Lorsque je m’élançais dans ces immenses palais, plein de l’espoir d’être vu, roulant dans les blocs de granit, dans les tapis, dans les pieds des gens, n’étais-je pas soleil et vent de ton repas ?

« Lorsque tu m’invitais dans ces fêtes, et, bienfaiteur parmi les bienfaiteurs, ami parmi les amis, que ton rire valait tous les cadeaux de la ville, n’étais-tu pas vent et soleil pour moi ?

« Ainsi, nos deux âmes se félicitaient l’une à l’autre ; nous sommes les mêmes, si ce n’est la naissance et le corps, qui ne sont que des nuages sous le ciel. »

Le vieux fou perdit toute épaisseur. Ses habits, durcis par l’âge, devinrent flasques comme de la chair. Une grande secousse sembla l’emporter au paradis.

Le comte rit de ce discours incompréhensible, et de cette mort attendue, mais soudain son rire s’anéantit. Ses yeux parurent s’endormir dans la contemplation du cadavre.

Bouche ouverte, les yeux blancs, le comte vit défiler sa vie comme un troupeau de loups, de chiens sauvages. Il respirait à toute vitesse ses dernières chances d’être lui.

Ah ! La croisade, Jérusalem, tout ce qui échouait ! Ah ! La nuit dans les campements de guerre, les forts de Palestine, dans les carnages de la défaite !

Ah ! Les longues joies de la France, les foules étonnantes, les chasses ! Les triples montagnes dans la lumière du soir, le fleuve allongé sous ses ponts, la mer !

La jeunesse, une dame passait sous les astres ; c’était un arbre, un bonheur. Ah ! L’enfance rêvée, le jour du baptême dans la sublime place, la naissance !

Puis le comte tomba de son cheval. Il s’exhala une vapeur, qui se dirigea vers le cadavre du fou. Chacun descendit et se pencha sur le comte.

Mais il se releva, déclarant que tout allait bien, d’une voix changée. Il remonta en selle. Le vieux fou avait pris le corps du comte.

On vit bientôt le mendiant reprendre vie, et crier affreusement. L’escorte se mit en route, insensible, suivie par ses gémissements. Il s’arrêta.

Après des années de réflexion il quitta la ville, passa les frontières du royaume. Arrivé sur une autre place, il contempla son existence passée et se mit à rire…

Et caravanes, tapisseries, femmes ! Ville de Toulouse, beauté, festins, tout s’offrait à l’âme du vieux fou, vaste dans le corps du comte.

Ambitions, espoirs, amours, l’homme les faisait siens, les personnifiait, et il s’avança ainsi, marchant dans la lumière, dans une pluie de neige et de feu.

Plus haut ! Toujours plus haut ! Il admirait chaque spectacle, il s’extasiait de chaque chanson ! Et sage, fou, comte, mendiant à la fois, le monde trembla d’un immense éclat de rire.